Méditer est souvent présenté comme le moyen par excellence de retrouver son calme et de chasser le stress. On s’imagine qu’en méditant, on deviendra enfin zen, parfaitement serein, à l’abri des émotions négatives. Alors si, malgré la méditation, l’angoisse et la colère sont toujours là, on peut légitimement se demander : À quoi bon ? Ce doute est compréhensible et mérite qu’on s’y attarde. En réalité, il repose sur une idée reçue : l’objectif de la méditation ne serait que de faire le vide en soi ou de se détacher du monde. Il n’en est rien. Au contraire, méditer nous invite à accueillir pleinement tout ce que nous vivons – y compris nos peurs et nos colères – avec bienveillance et sans jugement. C’est une pratique qui ne vise pas à gommer notre humanité, mais à l’embrasser entièrement, orage compris.

Méditer, ce n’est pas faire le vide ni rester zen en toutes circonstances rester zen en toutes circonstances
Il existe une croyance tenace selon laquelle méditer servirait à faire le vide dans sa tête et à rester toujours calme. Dans cette optique, la moindre pensée agitée ou émotion forte deviendrait le signe d’un échec. Or, comme le souligne le philosophe Fabrice Midal, cette approche strictement « zen » est non seulement irréaliste, mais aussi contre-productive . Chercher à se couper de ses émotions ou à les nier finit souvent par accentuer l’anxiété, parce qu’on s’impose une pression supplémentaire : celle d’être irréprochable et impassible. À vouloir à tout prix éliminer nos peurs ou notre colère, on se malmène intérieurement et l’on renforce malgré soi le malaise.
Au lieu de cela, la méditation propose une autre voie. Il ne s’agit pas de s’enfermer dans une bulle stérile à l’écart du tumulte de la vie. Méditer n’est pas se mettre en apnée loin du monde pour revenir ensuite faire face aux mêmes problèmes (ce n’est pas « prendre un bain d’ailleurs », comme le dit joliment Marie-Laure Choplin, mais un bain de monde ). Autrement dit, on ne médite pas pour ne plus jamais ressentir d’angoisse ou de colère, mais pour changer notre relation à ces émotions. Plutôt que de lutter contre elles, on apprend à les regarder en face et à les accepter telles qu’elles sont. Paradoxalement, c’est souvent en cessant de vouloir à tout prix être calme qu’une forme d’apaisement authentique peut émerger.
Exprimer le plein potentiel de la méditation ne signifie pas qu’il n’y aura plus de nuages ou de tempêtes intérieures, mais qu’on apprend à les traverser différemment. La pratique nous invite à laisser venir nos émotions (tristesse, colère, confusion…) sans fuir, et à les observer avec douceur, un peu comme on regarde passer les nuages dans le ciel.
En Occident, l’idée de la sérénité a longtemps été confondue avec l’idéal stoïcien d’ataraxie – l’absence totale de troubles. On imaginait la paix de l’âme comme un état où plus rien ne vient nous bouleverser . La méditation, telle qu’elle est enseignée aujourd’hui dans la pleine présence, rompt avec ce vieux malentendu . La véritable sérénité qu’elle cultive ne consiste pas à ne plus rien ressentir du tout. Bien au contraire : elle tient à notre capacité à tout ressentir sans nous détruire, en faisant la paix avec le fait que la vie comporte des hauts et des bas. Méditer, c’est accepter que les choses ne soient pas toujours sous contrôle, et rester ouvert à ce qui se présente, agréable ou non. C’est ainsi qu’on trouve une forme de paix intérieure beaucoup plus stable qu’un calme forcé – une paix qui n’exige pas d’être zen au sens où on l’entend habituellement.
Accueillir ses émotions… sans se juger
Si la méditation n’a pas pour but d’effacer nos émotions, que fait-on exactement quand on pratique ? On apprend à les accueillir, ici et maintenant, sans s’auto-critiquer. Bien souvent, face à l’angoisse ou à la colère, notre premier réflexe est de nous en vouloir de les ressentir. « Je ne devrais pas me sentir ainsi… Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? » Ce jugement intérieur aggrave notre tourment : non seulement nous sommes anxieux ou en colère, mais en plus nous nous sentons coupables ou « nuls » de l’être !
Méditer nous entraîne à suspendre ce jugement quelques instants. On s’assied, on respire, et l’on tourne doucement son attention vers ce qui se passe en soi, même si c’est le chaos. On remarque l’oppression dans la poitrine due à l’angoisse, ou la chaleur qui monte avec la colère. On laisse ces sensations être là, sans commenter mentalement, comme on observerait un phénomène naturel. Fabrice Midal décrit cette attitude comme le fait de rencontrer ce que l’on ressent en mettant entre parenthèses le « procureur général » logé dans notre tête . Autrement dit, on cesse de se juger pour ce qu’on éprouve.
Peu à peu, cette bienveillance envers soi-même change la donne. Au lieu d’ajouter de la peur à la peur ou de la colère contre sa colère, on crée un espace d’accueil. On peut même saluer ses émotions intérieurement, à la manière d’un enseignant de méditation qui invite à dire « bonjour » à ce qui survient . Par exemple, plutôt que de penser « Je suis en colère, c’est mal », on reconnaît simplement « Voilà la colère qui me rend visite ». On l’accepte comme une émotion de passage, légitime, qui a quelque chose à nous signaler. Immédiatement, cette attitude dédramatise ce qu’on ressent. La colère est toujours là, mais elle n’est plus aussi écrasante lorsqu’on la considère avec curiosité plutôt qu’avec rejet.
Ce renversement peut apporter une forme de soulagement profonde. En effet, nos émotions ne demandent souvent qu’à être reconnues pour se calmer d’elles-mêmes . Qui n’a pas remarqué qu’une peur ou une tristesse niée tend à s’amplifier, alors que si on l’accueille (par exemple en pleurant un bon coup), on se sent ensuite plus léger ? Méditer cultive exactement ce processus naturel. En accordant à nos sentiments le droit d’exister, on évite de rajouter de la souffrance inutile à la souffrance. On devient un peu plus aimable envers soi-même, y compris dans des moments d’agitation qui autrefois nous auraient fait dire « je ne devrais pas être comme ci ou comme ça ».
Élargir l’espace intérieur au lieu de lutter
Un des grands bénéfices de cette approche est d’élargir notre espace intérieur. Quand une émotion difficile survient, nous avons tendance à nous y enfermer : la peur peut rétrécir tout notre champ de conscience, comme si elle occupait 100% de l’espace. En méditation, en revanche, on s’entraîne à rester présent malgré l’inconfort. On découvre qu’il est possible d’observer une angoisse sans être complètement englouti par elle. L’espace de la conscience s’agrandit autour de ce qui nous trouble.
François Roustang, thérapeute et penseur du changement, parlait de la disponibilité comme condition de toute transformation . Appliqué à la méditation, cela signifie que plus nous cessons de nous crisper contre nos problèmes intérieurs, plus nous devenons ouverts et capables de changer. En posant le fardeau du contrôle absolu, on retrouve une forme de mouvement naturel de l’esprit. Par exemple, si je ressens de l’angoisse et que j’arrête de me répéter « il faut que ça disparaisse maintenant », je vais peut-être remarquer d’autres sensations plus subtiles : mon souffle qui continue malgré tout, quelques sons autour de moi, ou même la simple présence du sol sous mes pieds. L’émotion douloureuse n’est plus mon univers entier ; elle fait partie d’un ensemble plus vaste. Dans cet accueil, elle peut suivre son cours et se modifier. Tôt ou tard, comme tout phénomène vivant, l’émotion passe. L’angoisse baisse d’un cran, la colère se transforme en tristesse, puis la tristesse s’adoucit… Ces changements arrivent d’autant plus facilement que nous avons arrêté de les forcer. C’est un peu comme desserrer un nœud : plus on tire dessus frénétiquement, plus il se resserre, alors que si l’on relâche la tension, les brins commencent à se dénouer.
Élargir l’espace en soi, c’est aussi prendre du recul et voir nos émotions avec un œil neuf. La méditation nous aide à reconnaître que nos colères ou nos peurs, si envahissantes soient-elles, ne sont pas qui nous sommes au plus profond. Elles sont des événements de notre vie psychique, mais ne définissent pas notre identité. On peut éprouver de la colère sans se dire « je suis un colérique incurable ». On comprend qu’il y a en nous mille émotions changeantes, et qu’elles vont et viennent comme la météo . Cette réalisation apporte une grande bouffée d’air. Lorsqu’une émotion difficile surgit, on sait qu’elle n’est pas figée : elle a un début, un déploiement, puis une fin. En lui laissant de la place et du temps, on lui permet de suivre son cycle naturel. Notre esprit devient comme un ciel vaste où peuvent passer des nuages, des averses et des éclaircies, sans que le ciel lui-même soit abîmé par ceux-ci.
Pratiquer au cœur même de la confusion
On pourrait craindre qu’accueillir ainsi nos émotions, sans rien contrôler, nous laisse prisonniers de la confusion. Ne risque-t-on pas de rester éternellement anxieux ou colérique ? Les témoignages de pratiquants de la méditation montrent au contraire que c’est en acceptant d’habiter pleinement cette confusion qu’on la traverse et qu’on la dépasse petit à petit. Le maître bouddhiste Chögyam Trungpa allait jusqu’à dire que « la pratique de la méditation est une façon de continuer sa propre confusion, son chaos, son agressivité et sa passion, mais en travaillant avec, en les voyant du point de vue de l’éveil » . Provocatrice en apparence, cette phrase signifie qu’on ne cherche pas à fuir nos émotions perturbatrices durant la méditation ; on les regarde franchement, avec la lucidité du témoin silencieux en nous. Par là même, on apprend énormément sur leur fonctionnement. On se rend compte, par exemple, que la colère est souvent liée à une blessure ou à un sentiment d’injustice . On découvre que derrière une grande angoisse se cache peut-être une part de tristesse ou de vulnérabilité inavouée . Ce sont là de précieuses informations. En méditant au cœur de nos turbulences intérieures, nous développons une compréhension intime de nous-même. Peu à peu, cette compréhension nous transforme : ce qui nous faisait trembler hier peut être affronté aujourd’hui avec plus de douceur, voire de courage, parce que nous en avons fait l’expérience directe et que cela ne nous paraît plus insurmontable.
Trungpa enseignait aussi la notion de dignité fondamentale de l’être humain. Selon lui, simplement « s’asseoir sur son coussin, là, sans bouger, c’est se rendre compte qu’on est capable de s’asseoir tel un roi ou une reine sur son trône… La prestance naturelle de cette posture révèle la dignité qui émane du fait d’être immobile et simple » . Autrement dit, il y a une noblesse inhérente à être pleinement présent, ici et maintenant. Même si l’on est en proie au doute, même si notre esprit n’est pas clair, le simple fait de rester là, authentique et sincère avec ce qui nous traverse, est un acte de bravoure intérieure. Au lieu de nous sentir rabaissé parce que l’on rumine ou parce qu’on a le cœur serré, on peut éprouver une forme de respect pour soi-même : « Voilà, je suis un être humain complet, avec mes joies et mes orages, et j’ai la dignité de ne pas tourner le dos à ce qui m’habite. » C’est profondément libérateur. On cesse de croire que la méditation sert à devenir une personne parfaite, toujours calme et positive. À la place, on réalise que la vraie paix consiste à faire la paix avec son humanité, à se tenir debout au milieu du tourbillon de la vie sans se renier.
En pratiquant ainsi, on s’aperçoit que l’apaisement vient, petit à petit, mais pas sous la forme qu’on imaginait au départ. Il ne s’agit pas d’une absence totale de colère ou d’angoisse, comme si on s’était fait lobotomiser des émotions « négatives ». Il s’agit plutôt d’une confiance grandissante en sa capacité à faire face à ce qui survient. On sait désormais que même lors d’une journée difficile, on peut s’asseoir quelques minutes, revenir à sa respiration, laisser les pensées se calmer d’elles-mêmes et reconnaître « oui, en ce moment je suis anxieux/colère/triste… et c’est OK ». Ce simple retour à la présence change tout : l’émotion ne nous emporte plus aveuglément, on la traverse en gardant le contact avec soi. Ainsi, la colère n’est plus destructrice, parce qu’on la tient avec douceur comme on tiendrait un enfant qui pleure, jusqu’à ce qu’elle nous délivre son message puis se dissipe. De même, l’angoisse n’est plus une ennemie terrifiante : on la connaît, on l’apprivoise, on la voit aller et venir sans paniquer. C’est en cela que méditer, même si l’on continue à ressentir des émotions fortes, vaut vraiment la peine. On ne supprime pas la météo intérieure, mais on devient un navigateur aguerri capable de voguer tant par mer calme que par tempête.
Méditer, c’est entrer en lien avec sa vie – même quand elle vacille
En définitive, la méditation n’est pas une échappatoire. Ce n’est ni un luxe égoïste pour se couper du réel, ni une technique magique pour n’éprouver que des émotions agréables. Méditer, c’est au contraire une manière d’entrer en lien direct avec sa propre vie, dans toute sa richesse et sa complexité. On s’entraîne à être présent à ce qui nous arrive, y compris ce qui nous fait mal, au lieu de le fuir ou de le refouler. Cette présence généreuse à soi-même finit par déteindre sur notre présence au monde : plus à l’aise avec nos propres émotions, nous devenons plus compréhensifs envers celles des autres. Notre humanité, loin d’être gommée, est au contraire pleinement assumée. Oui, il nous arrivera encore d’être angoissé, d’avoir peur, de nous mettre en colère – nous restons des êtres humains ! Mais désormais, nous savons que ces états ne sont pas des échecs ni des fautes : ce sont des expériences à vivre, des éléments de la vie à accueillir. La méditation nous apprend à « faire la paix » avec tout cela, à nous donner le droit d’être traversé par la gamme entière des émotions sans nous juger. C’est en ce sens qu’elle est profondément ancrée et inspirante. À la question « Pourquoi méditer si c’est pour continuer à s’angoisser ou à se mettre en colère ? », on peut donc répondre : justement pour apprendre à accueillir ces angoisses et ces colères avec patience et bienveillance. Parce qu’en prenant le temps de s’asseoir avec ce qui nous agite, on découvre une nouvelle intimité avec soi-même. Méditer, ce n’est pas fuir la vie, c’est l’embrasser même dans ses moments de vacillement – et trouver, au cœur de ceux-ci, une paix plus vaste qu’un calme plat.
Franck PLÜSS